“Où allons-nous donc? – Toujours à la maison.” Novalis
De l’expatriation à l’émigration
Nous sommes en train d’assister en Europe à un bouleversement de certains équilibres démographiques malheureusement peu médiatisé. La crise économique provoque depuis 2008 de considérables mouvements de population qui vident littéralement des pays de leur jeunesse la plus talentueuse. Les pays concernés ont tous connu dans leur histoire récente des mouvements d’émigration, qu’il s’agisse de l’Irlande suite à la grande famine au milieu du XIXe siècle, de l’Italie dans l’entre-deux guerres et dans les années 1950, de la Grèce et du Portugal dans les années 1960 ou de l’Espagne durant la guerre civile et sous Franco.
Le phénomène actuel d’émigration a deux caractéristiques qui le distinguent des précédentes vagues de départ :
- d’une part, il est apparu dans ces pays simultanément : l’émigration économique n’est plus la seule conséquence d’un destin national mal maîtrisé mais également l’effet collatéral des excès de la mondialisation (ainsi Irlande, Grèce, Portugal et Italie sont touchés en même temps),
- d’autre part, s’il n’a rien à voir avec les flux précédents sur le plan quantitatif, il est unique sur le plan qualitatif : ceux qui quittent leur pays sont aujourd’hui les plus diplômés, les plus talentueux et les plus qualifiés.
Au sein de l’Union européenne, on distingue trois catégories de pays :
- Les pays les plus touchés par ces départs (Irlande, Grèce, Portugal) ou les zones géographiques les plus touchées (flux migratoires du sud vers le nord de l’Italie)
- Les pays en voie d’être fortement touchés (pour l’instant, l’Espagne)
- Les pays ou zones qui attirent majoritairement les candidats au départ (Allemagne, Suisse, Italie du Nord) ou qui « chassent » activement les talents des pays en crise (l’Allemagne essentiellement)
Irlande : une saignée démographique
Le Central Statistics Office a publié une étude datée du 15 septembre 2011 (pdf) sur la population irlandaise et les flux migratoires. L’expression de « saignée démographique » n’est pas exagérée quand on met en graphique le nombre d’Irlandais recensés dans leur pays dans les tranches d’âge 20-24 ans et 25-29 ans :
Si le nombre d’Irlandais entre 20 et 29 ans diminue, c’est qu’ils quittent leur pays natal. Et ils ne sont pas les seuls. Pendant les 10 années de boom économique, l’Irlande a attiré une quantité impressionnante de travailleurs venus de toute l’Europe, des expatriés qui rentrent désormais dans leur pays d’origine. Le flux des départs d’Irlande atteint des proportions impressionnantes, et la tendance ne semble pas prête de s’inverser avec un bond de presque 17% entre 2010 et 1011.
Voici le graphique des départs d’Irlande par nationalité d’origine:
A titre d’exemple, 23 000 Irlandais sont arrivés en Australie en 2009 contre 12 500 en 2004. Les Irlandais qui obtiennent le plus facilement un permis de travail dans ce pays sont les charpentiers, les électriciens, les infirmières et autres travailleurs du secteur médical.
Grèce et Portugal : le sauve-qui-peut
En août dernier, on comptait déjà plus de 70 000 Grecs émigrés aux Etats-Unis et plus de 15 000 en Allemagne, Grande-Bretagne et France. Des agences de chasseurs de tête sillonnent actuellement la Grèce pour repérer les futurs candidats à l’expatriation. Comme le dit le président d’un syndicat de médecins (5 000 d’entre eux sont partis en moins de trois ans) : « Malheureusement, après les capitaux, ce sont les cerveaux qui partent… »
Au Portugal, on constate d’importants mouvements d’émigration vers le Brésil, l’Allemagne, la Suisse, l’Angola et le Mozambique. Ainsi, le nombre de nationaux enregistrés entre 2009 et 2010 dans les consulats brésiliens est passé de 678 822 à plus de 705 615. En Angola, le nombre de demandes de visas pour les Portugais est passé de 56 000 en 2008 à près de 92 000 en 2010. Si le flux migratoire continue sur cette lancée, la communauté portugaise pourrait retrouver en Angola son niveau d’avant l’indépendance: 500 000 personnes.
Les données officielles sont difficiles à établir mais le volume de l’émigration des Portugais se situerait actuellement entre 50 000 et 100 000 par an. Selon l’économiste Álvaro Santos Pereira, les départs de Portugais les plus diplômés devraient concerner 20% du total…
Espagne : l’appel de l’Allemagne
Tout comme l’Irlande, l’Espagne a fortement attiré les expatriés les dix années qui ont précédé la crise de 2008. Ces derniers sont donc logiquement les premiers à partir ou à être incités au départ par le gouvernement espagnol. Car, à la différence de l’Irlande, l’Espagne ne connaît pas actuellement une hémorragie aussi grave de ses talents. Mais elle commence et l’Espagne pourrait rapidement être confrontée à un désastre démographique d’une ampleur similaire.
Certains signes ne trompent pas. Sur Arte, le magazine Yourope du 2 octobre dernier indiquait que le nombre d’inscrits dans les Goethe-Instituts en Espagne avait augmenté de 25% depuis le début de l’année. Par ailleurs, l’Allemagne a lancé une campagne de recrutement d’Espagnols pour faire face à son besoin urgent de dizaine de milliers de travailleurs qualifiés.
Avec le chômage massif des jeunes diplômés, le départ d’Espagnols s’accélère. En 2010, les Espagnols inscrits dans les consulats à l’étranger sont passés de 1 471 691 à 1 574 123, soit 102 432 de plus. Au 1er janvier 2010, les Espagnols résidant à l’étranger étaient 946 701 sur le continent américain et 580 063 en Europe. Les principaux pays d’accueil sont l’Argentine (322 002), la France (183 277), le Venezuela (167 311) et l’Allemagne (105 916).
Italie : un tsunami démographique
Le flux migratoire italien à cause de la crise économique se différencie des précédents en ce qu’il touche plus la main d’œuvre non qualifiée et en ce qu’il se déroule à l’intérieur du pays lui-même. Par conséquent, il a tendance à passer sous le radar des analystes alors même que son ampleur est considérable.
« Tsunami démographique », telle est l’expression utilisée par Svimez, observatoire de l’économie du Mezzogiorno, pour décrire ce qui se passe actuellement en Italie. Ces dix dernières années, 580 000 personnes ont quitté le sud de l’Italie pour s’installer au nord. Naples a perdu 108 000 habitants, Palerme, 29 000, Bari, 15 000. En 2010, 134 000 Italiens du sud ont migré au nord, 13 000 ont émigré à l’étranger. La tranche d’âge 15-34 est la plus concernée par ces départs massifs.
L’Europe ou la crise permanente
Le rapprochement entre ces impressionnants flux migratoires suscite des interrogations quant au proche avenir de l’Union européenne. Sans perdre de vue que les informations et les chiffres donnés à propos des cinq pays analysés ne sont pas définitifs et que le phénomène des émigrations économiques au sein de l’Union européenne est loin d’être terminé, je voudrais attirer votre attention sur les remarques suivantes :
Premièrement, la forte augmentation de travailleurs qualifiés dans certains pays implique une démultiplication des interactions culturelles et une nécessaire adaptation aux cultures professionnelles des pays d’accueil. Les problématiques de management interculturel sont appelées à un développement exponentiel.
Deuxièmement, ces émigrations concernent actuellement des pays qui tous ont déjà subi dans leur histoire des départs massifs. En quelque sorte, il s’agit là d’un retour de la tradition des diasporas économiques inaugurées par la révolution industrielle et amplifiée aujourd’hui par la mondialisation.
Troisièmement, ces pays ont connu pendant une dizaine d’années soit un boom économique (Irlande, Espagne), soit une remise à niveau économique (Italie, Portugal, Grèce) du fait de leur intégration dans l’Union européenne. Il apparaît aujourd’hui que ce boom était artificiel ou supporté par la spéculation immobilière, et que cette remise à niveau était trop fragile ou pas assez exigeante en termes de réformes en contrepartie des aides de l’UE. Or, il n’y aura pas de deuxième chance, autrement dit il n’y aura pas pour ces Etats de deuxième dynamisation comme ce fut le cas avec l’intégration dans l’Union européenne. Tout simplement parce que cette dernière ne le peut plus.
Quatrièmement, départs massifs des talents et absence de deuxième chance signifient une période de stagnation et de marasme économiques bien plus importante qu’on ne l’imagine, d’autant plus que le financement des systèmes de solidarité nationale (santé, retraites, éducation) sera mis à mal par une baisse des cotisations et des rentrées fiscales venant des travailleurs les plus qualifiés et les mieux rémunérés.
Enfin, les déséquilibres économiques avaient justifié l’élargissement de l’Union européenne afin d’y remédier pour une Europe stable et pacifiée. A présent que ces déséquilibres renaissent dans l’Union elle-même, ils se doublent d’un déséquilibre démographique en ce qui concerne les talents. Il n’est malheureusement pas imaginable que ce double déséquilibre continue à s’accentuer sans mettre en péril la raison d’être de l’Union européenne elle-même.
Afin de replacer ces évolutions dans un contexte historique, je vous invite à regarder la vidéo ci-dessous. Il s’agit d’un reportage sur la vague d’immigration des Portugais en France (20 000 en 1959 et 800 000 en 1972) :
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Je signale un article du Monde qui vient tout juste de sortir sur l’émigration des jeunes Grecs en Australie.
Extrait:
Environ 150 000 personnes s’installent chaque année en Australie. Mais ces dernières années, seulement une centaine d’émigrants par an venait de Grèce. L’Australie est une terre d’émigration hellène depuis la seconde guerre mondiale : 500 000 Australiens sont d’origine grecque.
L’ambassadrice d’Australie en Grèce en est un exemple. Jenny Bloomfeld est née à Salonique en 1969. Elle a quitté la Grèce en 1981 avec ses parents, pour s’installer en Australie, et y est revenue, trente ans après, comme ambassadrice.
C’est elle qui n’a pas ménagé sa peine pour promouvoir le programme de recherche d’emplois qualifiés, multipliant les entretiens dans les journaux et à la télévision.
L’Australie est un cas extrême, mais l’engouement qu’a suscité cette expérience montre la volonté de nombreux Grecs éduqués de quitter leur pays. “C’est une fuite des cerveaux”, explique le professeur Lois Lambrianidis de l’Université de Macédoine, qui vient de réaliser une étude auprès de jeunes diplômés partis faire leurs études hors de Grèce et qui, le plus souvent, y restent. “Dans les années 1950, ce sont les ouvriers ou les paysans qui partaient travailler à l’étranger. Aujourd’hui, ce sont les personnes éduquées.”
A présent, voici un article du Monde du 17/10/11 à propos de l’Espagne: La crise fait fuir des centaines de milliers de personnes. Le fait est que la population espagnole a commencé à décliner. Voici le graphique de la croissance démographique en Espagne: